“… et j’ai vu ce bébé… la pauvre petite avait littéralement une tête de poisson!”
J’étais très jeune lorsque j’ai entendu pour la première fois cette anecdote parmi les innombrables histoires racontées dans la famille. Je ne savais pas de qui il s’agissait (pas chez nous évidemment), mais ce fut la première fois de ma vie que j’ai pris conscience de cette idée effrayante:
Il y a des bébés moches.
Et cette idée en appelle un autre, encore plus effrayant lorsqu’on grandit:
Et si mon propre bébé était moche…
Si cette angoisse n’est qu’hypothétique avant de chercher à procréer, elle devient beaucoup plus prégnante une fois le compte à rebours des neufs mois commencé.
Or, dans ce genre de situation où nous n’avons que très peu voire aucune influence sur le résultat, le cerveau a cette capacité exceptionnelle à chercher à se rassurer, et notamment de plusieurs manières absolument contradictoires. Voici ci-dessous un petit florilège commenté de ce qui peut se passer dans la tête des papas.
1. Minimiser les conséquences – s’il est moche, cela ne veut pas dire que cela durera toute sa vie.
Constat de sagesse, qui est vrai: des bébés moins mignons peuvent devenir des enfants absolument craquants (et d’ailleurs si je me souviens bien c’était le cas pour la petite fille de l’histoire du début). Et si c’est une raison évidente de ne pas s’inquiéter outre mesure, il s’agit là tout de même d’une technique de défense un peu dangereuse : en me rassurant sur les conséquences non-désastreuses d’avoir un bébé moche, je me projette sur l’idée d’avoir un bébé moche, ce qui est en soi anxiogène : j’allume moi même le feu que je cherche à éteindre, ce qui est plutôt contre productif.
2. Dé-rationnaliser notre perception – Pour ses parents un bébé est toujours le plus beau, donc je ne m’en rendrai même pas compte
Ici, on se raccroche à l’idée, ou que dis-je la croyance, ou que dis-je encore la VERITE fondamentale que chaque bébé est le plus beau pour ses parents. Ici l’attachement maternel et paternel, le lien charnel, le courant émotionnel entre les parents et leur bébé génèrent une forme d’aveuglement, une perte salutaire de lucidité sur l’autel de l’amour parental inconditionnel. D’ailleurs ne dit-on pas souvent dans le jeune couple que l’amour rend aveugle, tant il nous empêche d’apprécier pleinement les défauts physiques, moraux et comportementaux de notre partenaire?
En ce qui concerne le bébé, il s’agit – là encore – d’un pari risqué avec soi-même. En anticipant notre propre réaction avec autant de certitude, nous façonnons le creuset de notre propre déception : et si je ne trouve pas que mon bébé est le plus beau, cela fait-il de moi un mauvais papa?
3. Trouver des causes/déterminismes (illusoires mais) convaincants – Franchement, ni sa mère ni moi sommes foncièrement moches, ni ne l’étions bébés, donc il n’y a normalement pas à se faire de souci (sauf s’il n’est pas de moi, mais c’est un autre problème)
Tentative désespérée de se convaincre d’un lien de cause à effet plutôt foireux entre notre tête d’aujourd’hui et celle de notre gamin demain. Alors certes, nous sommes tellement habitués au jeu traditionnel des “oh comme il ressemble à son papa” que nous pourrions croire à un déterminisme établi, mais il n’en est rien. Et c’est globalement en grandissant que l’on pourra trouver une ressemblance un peu plus appuyée avec l’un (ou les deux) de ses parents.
De nouveau, il s’agit là d’un jeu dangereux: Imaginer des déterminismes là où il n’y en a pas revient à s’exposer à une grosse déception potentielle.
4. Dépasser le paradigme initial (ici la question beau vs moche) – En fait c’est pas vraiment qu’il est ‘moche’, c’est juste qu’il a des traits du visage qui ne sont pas habituellement ceux d’un bébé
Nous sommes ici dans un cas de figure de rationalisation post-naissance: bébé est déjà né, et l’on essaie d’objectiver une perception subjective initiale plutôt négative en y accrochant des explications rationnelles qui vont satisfaire notre entendement à défaut de notre sensibilité esthétique. L’idée est de dire que bébé n’a en réalité pas vraiment une tête de bébé mais déjà de jeune enfant. C’est donc nos attentes initiales de voir une tête de bébé “standard” qui étaient erronées, mais il n’y a aucun problème avec bébé : il n’est pas moche, il est juste différent!
S’il est probable que le constat ne soit pas entièrement faux, aller dans cette direction a un énorme effet pervers: cela nous fait entrer dans une dynamique de justification qui ne font que renforcer le constat initial que l’on essaie d’éviter: bébé n’est pas beau.
5. Le déni intentionnel – Mais non je suis sûr qu’il sera très beau (mais je vais quand même prier un peu pour qu’il le soit)
Afin d’éviter une question qui fâche et l’angoisse qui y est associée, je me persuade à force de répétitions que mon bébé sera beau, et j’espère par là entrer dans le cercle vertueux de la prophétie auto-réalisatrice : j’y crois tellement fort, donc les forces de l’univers vont se coordonner pour faire en sorte que cela arrive.
Cette forme de déni intentionnel peut paraître salutaire car il s’agit d’une forme de refus d’une question qui n’a pas lieu d’être et qui est simplement génératrice d’angoisse. Néanmoins, la réponse apportée n’est pas forcément très productive car elle instaure une conjecture sur le résultat qui peut s’avérer décevante.
6. L’accusation – S’il est moche c’est la faute de sa mère
Bon, là on arrive quand même dans un cas extrême, qui justifierait à lui seul de tirer la sonnette d’alarme et d’aller consulter pour de l’aide psychologique. Si l’on en vient là, il y a certainement d’autres problèmes de couple qui couvent et qui demandent à être réglés.
Il est naturellement inenvisageable de rentrer dans son rôle de parent ainsi, ou c’est que l’on n’y a pas compris grand chose.
Bref, là, c’est non!
Un conseil pour gérer son angoisse du bébé moche
Si je devais donner un conseil pour aborder son angoisse du bébé moche, je dirais que le mieux est d’appliquer les conseils que nous enseigne la méditation orientale :
- Accueillir l’idée, surtout ne pas lui fermer la porte, sinon elle retoquera à la première occasion
- S’arrêter sur cette idée, l’observer, et être conscient de ce qu’elle génère en nous
- Une fois qu’on a réalisé qu’elle n’était qu’une idée vide de sens, on la laisse glisser, s’en aller, sans la forcer
Ainsi, on se rend compte que l’idée du bébé moche n’est qu’une coquille vide. So what? comme diraient nos amis anglo-saxons. Elle n’est qu’une création de notre propre mental, sans aucun lien avec bébé, qui d’ailleurs n’est pas encore né.
Une fois l’angoisse gérée, l’important est de remettre son attention sur ce qui importe: une rencontre avec l’être le plus cher dans notre vie; celui grâce à qui nous allons endosser le costume nouveau de papa. Et cette rencontre, il faut s’y préparer pour la vivre pleinement, peu importe les circonstances et les aléas. La beauté d’un bébé qui naît dépasse de loin les traits de son visage, car elle renvoie à la vie et au sens de notre place dans le monde. Et le succès de cette rencontre avec bébé dépend avant tout de notre capacité à être sensible à cette beauté là. Et devenir papa, c’est cultiver en nous notre sensibilité à cette beauté là…
… Même si on est quand même un peu content quand bébé n’est pas moche! 🙂
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